Stéphane
Degoutin, Georg Glasze, Renaud Le Goix |
L'objectif de la conférence de Pretoria visait à mettre l’accent sur le contrôle social des territoires urbains et les processus de séparation spatiale, et d’étudier ces phénomènes dans l’une des régions du monde où ils sont le plus saillants. La priorité était donnée au développement urbain actuel en Afrique du Sud, et le programme intégrait un atelier destiné aux aménageurs, urbanistes et politiciens. D’autre part, une visite de terrain a permis de prendre en considération l’ampleur du phénomène. On a pu ainsi découvrir un climat d’insécurité et un paysage urbain sous très haute surveillance, au premier regard digne d’un film de science-fiction illustrant le cercle vicieux de la sécurisation à l’infini. Les banlieues des villes sud-africaines connaissent des densités de gated communities très élevées et des moyens de protection extrêmement sérieux : hauts murs protégés par des fils barbelés ou/et des fils électriques, intervention de services de sécurité armés en moins de 90 ou 60 secondes en cas d’intrusion. Mais l’expérience sud-africaine est originale et plus nuancée : la diffusion des enclosures (street closures ou barrières) est non seulement le fait de promoteurs immobiliers, mais également d’une stratégie coordonnée des pouvoirs publics locaux et nationaux. En effet, ceux-ci autorisent les lotissements dont les rues sont publiques à se constituer en syndicat de propriétaires (« Section 21 Companies ») et à construire un portail d’accès à caractère dissuasif. En revanche, il ne leur est pas permis de refuser l’entrée à quiconque. Cette absence relative de restriction d’accès dans de très nombreux lotissement fermés se paie néanmoins au prix d’un fichage systématique des déplacements (enregistrement par caméra video des plaques d’immatriculation, contrôles d’identité lors de l’accès, etc.). La conférence, organisée par Karina Landmann (CSIR, Pretoria), a connu un grand succès. Le nombre de participants (85 au total) a permis des discussions très intensives, et parfois enflammées. De nombreux jeunes chercheurs sont venus à Pretoria, dont beaucoup de Sud-Africains, mais également des chercheurs en provenance de l'Europe, des Etats Unis et de l'Amérique latine. Un « student workshop » a ainsi permis aux jeunes chercheurs de discuter de leur conception théorique et méthodologiques avec des chercheurs plus expérimentés. Néanmoins, à l’exception de l’américain Ed. Blakely, l’auteur du désormais classique Fortress America (1997), on a remarqué une absence quasi-totale de personnes noires, notamment sud-africains. L’intérêt manifesté par la presse grand public montre l’importance du sujet dans le contexte sud-africain, où la question des enclaves résidentielles réveille le souvenir encore brûlant de la colonisation et de l’apartheid, mais rappelle également un contexte de criminalité endémique, où la peur du crime occupe en permanence les esprits. L’essor des enclosures, très rapide, a eu lieu depuis les années 1990, après l’instauration de la démocratie et l’abolition de l’apartheid dont elles réitèrent le principe de séparation physique des populations. Plusieurs mois avant la conférence, la Commission des Droits de l'Homme d'Afrique du Sud avait été saisie par diverses associations pour examiner si les gated communities et les road closures respectaient la constitution. Elle remit son rapport peu après la fin de la conférence. Il y est noté que les enclosures rappellent la période de l’apartheid et représentent « une conception urbaine qui va à l’encontre de l’idée de société unifiée. [Elles] causent de la division sociale, des villes dysfonctionnelles et conduisent à une polarisation croissante de notre société (2). » Les défenseurs du concept des enclaves privés, quant à eux, accusent le gouvernement de ne pas parvenir à maintenir la sécurité des citoyens, ce qui les oblige à assurer eux-mêmes leur défense. Comme l’exprime l’économiste Fred E. Foldvary lors de la conférence, « si nous considérons que la première fonction du gouvernement est la protection des personnes et des biens, un taux élevé de criminalité signifie l’échec de l’Etat. […] La fortification privée de l’espace est une réponse du marché à cet échec de la puissance publique (3). » Pourtant, même leurs partisans considèrent les fermetures de rues comme une mesure provisoire pour répondre à une situation de transition, de crise (4). Mais cette solution provisoire risque de s’inscrire dans l’espace urbain à long terme. A partir du sujet
fédérateur des gated communities, qui était le thème
central de la première conférence à Hambourg, en
1999 (voir encadré), la réflexion des chercheurs s’est
ouverte à de nombreuses questions dialectiques, pas nécessairement
exclusives ou contradictoires : Ces questions étaient aussi au centre des débats à Pretoria.
De nombreuses contributions portaient sur les liens entre (in)sécurité, contrôle territorial et développement urbain, et l’analyse des nouvelles formes de gouvernance urbaine visant la création de sécurité (partenariats de sécurité entre le secteur public et privé, recours aux services de sécurité privée, ou même aux associations à but non lucratif pour maintenir l’ordre). Dans une perspective
néo-marxiste, plusieurs auteurs ont argumenté que dans un
contexte d'inégalités sociales croissantes les mesures de
sécurité servent en premier lieu les intérêts
des élites politiques et économiques. D'autres ont fait
remarquer, dans une approche culturelle que l’(in)sécurité
est toujours une construction sociale et discursive. Ainsi, par exemple
des chercheurs sud-africains ont pu montrer de manière impressionnante,
comment beaucoup des Sud-Africains blancs ont recours aux complexes de
logement sécurisés et socialement homogène comme
« comfort zones » pour préserver leur identité
dans un pays où ils sont aujourd’hui une minorité
politique. Types d’enclosures La notion de gated community reste floue. Malgré la récente multiplication des études concernant les quartiers fermés et la gouvernance urbaine privée (5), le modèle américain reste, de loin, le plus connu et le mieux compris, au point que l’on aurait tendance à oublier qu’il n’est nullement universel (6). On observe pourtant à travers le monde une extraordinaire variété des types de développements urbains privés, depuis les lotissements purement résidentiels de quelques maisons sans équipement collectif, jusqu’à de véritables villes privées de plusieurs dizaines de milliers de résidents. Parfois, ils incorporent des commerces, écoles, bureaux…. Les gated communities peuvent contenir des maisons individuelles ou des appartements ; des logements modestes ou luxueux, s’implanter dans des territoires urbains dits dangereux ou non ; en zone urbaine ou périurbaine ; avec des enceintes « dures » ou « douces » (7) : le point commun réside moins dans la morphologie que dans les fonctions sociales.
Setha Low (8) ou Matthew Durrington (9) se sont interrogés sur les variations des contextes socio-culturels locaux qui conduisent à des développements comparables : « Pourquoi les enclaves se développent-elles aussi bien là où il y a une très longue histoire de clôtures et d’enfermement dans l’architecture résidentielle (Chine, Amérique Latine), que dans les pays où les modes d’utilisation du sol ont, dans l’histoire, favorisé la maison individuelle dans des paysages suburbains ouverts, dont les porches et les fenêtres font face à la rue ? » (S. Low). La comparaison est poussée plus loin : l’expansion des résidences privées est vue dans le contexte libéral états-unien comme un recul par rapport à l’offre de services publics ; dans le contexte sud-africain comme un moyen de répondre aux lacunes de l’Etat en termes de services de sécurité publique ; dans le contexte chinois comme une offre immobilière soutenue par un Etat qui contrôle largement l’offre de logements à capitaux privés. Il faut donc chercher les raisons du développement de ces enclaves à la fois à un niveau micro (recherche individuelle pour une meilleure sécurité, peur des « autres », etc…), et à un niveau macro (accroissement des inégalités sociales dans un contexte de mondialisation).
La conférence a été marquée par l’opposition entre les travaux anthropologiques ou sociologiques, généralement critiques, et un courant libéral qui tente de montrer, d’un point de vue économique, l’efficacité du secteur privé dans la fourniture de biens collectifs (rues, équipements publics) à une échelle locale. Cette vision des choses prône la démocratie locale directe comme la structure la mieux adaptée à la gestion des services collectifs auprès des populations de ces lotissements. Il est instructif de comparer les modes de fonctionnement de ces entités par rapport aux autorités publiques. Les enclosures apparaissent en effet comme des tentatives institutionnelles privées d’évitement des externalités de la croissance urbaine (contrôle du voisinage pour éviter les utilisations du sol non désirées, réponse à la peur de la délinquance, etc.). D’un point de vue théorique, ces espaces régis par des droits de propriétés peuvent être considérés comme des « club economies ». Chris Webster démontre que le développement des enclaves privées est une formule financièrement sécurisante et relativement pérenne pour délivrer des services standardisés à des membres dont les désirs et les modes de vie sont proches (type d’habitat, équipements de loisirs, qualité environnementale du voisinage…). Les institutions publiques de l’Etat demeurent potentiellement opérantes pour en réguler les externalités négatives par le biais par exemple de la péréquation fiscale (10). Il est donc important de pouvoir mesurer l’impact et les conséquences à long terme des gated communities, tant elles font craindre la mise en péril des principes de durabilité de l’espace urbain. Ainsi, Karina Landman propose une grille d’analyse de leurs externalités et effets pervers à long terme, en termes de régulation de l’aménagement urbain, de finances locales, de répercussions de la multiplication des clôtures des rues sur le trafic automobile, d’interactions entre la sécurisation des sites et des nouveaux modes opératoires criminels, etc (11). Mais le risque vient aussi de l’intérieur. Pour être durable, le modèle de la gouvernance privée doit permettre de financer les services offerts aux résidents, malgré les augmentations des coûts liés au vieillissement des infrastructures proposées par la copropriété (routes, équipements de loisirs). L’hypothèse libérale prévoit que l’accroissement des valeurs immobilières induit par les avantages supposés de la démocratie locale privée permet d’en financer le coût. Cela semble se confirmer en Afrique du Sud, où l’on remarque que les valeurs immobilières intra-muros sont souvent plus élevées qu’extra-muros (12). Mais à terme, la défaillance des lotissements, liée à un décrochage brutal des valeurs immobilière est un risque qui menace déjà la pérennité des plus anciennes expériences nord-américaines (13).
Une autre remise en cause de la vision critique que l’on a souvent du phénomène des gated communities est venue de deux sociologues sud-américains. Sabatini et Salcedo (14) prennent le contrepied des « conclusions incontestées de l’école de Los Angeles » et « sa vision d’une ville fragmentée et inégale ». Ils constatent que les habitants d’un quartier pauvre de Santiago (Chili), dans lequel est venu s’implanter une gated community pour classes aisées, sont dans l’ensemble satisfaits de leurs nouveaux voisins : « les gated communities ont permis la création de transports en commun, d’éclairage public, de patrouilles de police, de meilleures rues, de nouveaux services et équipements. » Les complexes de logement sécurisés de Santiago ont fréquemment été établis dans des quartiers populaires, où les terrains étaient peu coûteux. Avec l’implantation de ces poches de richesses, l'interaction fonctionnelle entre les membres de différentes couches sociales augmente et l’échelle de la ségrégation diminue.
L’avenir du réseau de recherche passe par un questionnement plus profond de l’évidence et du visible. Il n’est plus possible de se contenter de descriptions peu théorisées, ou se limitant à une échelle d’analyse uniquement locale, qui conduisent à des argumentations tautologiques (« les enclaves créent de la fragmentation »). D’autre part, les participants reconnaissent la nécessité d’un approfondissement des travaux sur les processus du contrôle social des territoires dans une perspective historique comparative. Les historiens de la ville seront donc les bienvenus lors de la prochaine conférence en 2007 (le lieu n’est pas encore défini). En résumé, il faut retenir que la confrontation de perspectives épistémologiques et professionnelles variées a conduit à des discussions animées, controversées et in fine fructueuses. Les résumés des contributions Pretoria sont accessibles sur le site Internet du réseau (www.gated-communities.de) et quatre numéros thématiques de revues internationales sont en préparation.
Retour (1) Republic of South Africa Human Rights Commission Report, « Road Closures / Boom Gates ». Ce rapport est disponible sur le site de la South African Human Rights Commission, http://www.sahrc.org.za/Boomgate%20Report%20Content.pdf Retour (2) Republic of South Africa Human Rights Council Report, « Road Closures / Boom Gates ». Retour (3) Fred E. Foldvary, « Private communities as the natural benchmark », conférence de Pretoria, 2005. Retour (4) Republic of South Africa Human Rights Council Report, « Road Closures / Boom Gates ». Retour (5) Karina Landman, „The storm that rocks the boat: the systemic impact of gated communities on urban sustainability“, conférence de Pretoria, 2005. Retour (6) Cela vient du fait que l’étude des « gated communities » et lotissements privés est partie des Etats-Unis, avec les ouvrages pionniers sur la fortification urbaine de Mike Davis (1990), et les premières analyses de E. McKenzie (1994) et de E. Blakely et M.G. Snyder (1997). Retour (7) Guillaume Giroir, „“Hard enclosure” and “soft enclosure” in the gated communities: some theoretical perspectives and empirical evidence in China“, conférence de Pretoria, 2005. Retour (8) Setha Low, « Towards a theory of urban fragmentation : a cross cultural analysis of fear, privatisation and the State », conférence de Pretoria, 2005. Retour (9) Matthew Durington, « Race, space, and place in suburban Durban, An ethnographic assessment of gated community development », conférence de Pretoria, 2005. Retour (10) Chris Webster, “Territory, control and enclosure”, conférence de Pretoria, 2005. Retour (11) Karina Landman, “The storm that rocks the boat: the systemic impact of gated communities on urban sustainability”, conférence de Pretoria, 2005. Retour (12) G.R Altini, O.A. Akindele, “The effect that enclosing neighbourhoods has on property values”, conférence de Pretoria, 2005. Retour (13) Renaud Le Goix, “The impact of gated communities on property values: Evidences of changes in real estate markets”, conférence de Pretoria, 2005. Retour (14) Rodrigo Salcedo et, Francisco Sabatini, gated communities and the poor: Functional integration in a context of aggressive capitalist colonization of lower class areas“, conférence de Pretoria, 2005. Retour (15) Quelques-unes des contributions sont publiées dans un cahier thématique de Environment & Planning B (3/2002). Retour (16) On trouvera plus d’informations sur le réseau de recherche "gated communities private urban governance", ainsi que les résumés de toutes les conférences précédentes, sur le site www.gated-communities.de Retour (17) Plusieurs contributions du colloque de Mayence sont parues dans l’ouvrage collectif dirigé par Georg Glasze, Chris Webster et Klaus Frantz, Private cities – Global and local perspectives, Routledge, 2005. On trouvera d'autres contributions sur les complexes de logement sécurisés en Europe dans un cahier thématique trilingue de Geographica Helvetica, n°4, 2003. Retour (18) Plusieurs contributions sont parues dans : Housing Studies (29)2 (3/2005): Theme Issue: Gated Communities Retour (19) La publication des contributions dans un cahier spécial du GeoJournal est en préparation. © Stéphane Degoutin, Georg Glasze et Renaud Le Goix 2005 |
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