Le double bind de la publicité du privé (ou loi des 74%)
Dans un article grand public publié il y a quelques années, le journaliste cite, sans les relier, deux chiffres en apparence totalement contradictoires: selon une consultation gouvernementale, la majorité des Français (74%) veut le droit à l’oubli numérique, mais selon une « étude internationale », une autre majorité de 74% publie des photos de ses enfants sur les réseaux sociaux dès leur naissance. Les deux facettes des réseaux sociaux — le désir et la peur de l’exposition publique de soi — s’équilibrent de manière parfaite.
Les réseaux sociaux mettent en place un régime de transparence généralisée, dont beaucoup craignent qu’il ne menace la vie privée, en la rendant visible de tous et contrôlable. Il est indéniable que la sphère privée est facilement observée de l’extérieur, que ce soit par une agence gouvernementale, un employeur ou un voisin. Mais il ne faut pas oublier que la sphère privée a changé. Elle s’est modifiée dans cette opération. Elle n’est pas seulement rendue transparente, elle est aussi et surtout augmentée. Le mécanisme proposé par les réseaux sociaux repose sur la publicité du privé (1): il s’agit littéralement de rendre public ce qui était autrefois considéré comme privé. Les réseaux sociaux permettent d’étendre le domaine de la vie privée jusque dans la sphère publique ou semi publique (selon le type de réseau social utilisé). Ils généralisent à tous le régime de célébrité et augmentent les potentialités sociales. Le domaine privé n’est plus alors ce qui est retranché au regard, protégé du domaine public. Il est, tout au contraire, ce qui en constitue le point de départ: l’élément de construction de base du social.
Cela signifie que la structure même du social, de la vie publique, se construit à partir du privé, plutôt qu’à partir de la sphère publique. Ce mouvement était déjà largement amorcé par la reconfiguration de la ville par l’automobile, qui a conduit à la mise en réseau de la ville autour des lieux privés (maisons individuelles, lotissements, malls, campus de bureaux…) (voir Prisonniers volontaires du rêve américain et « La ville potentielle »). La ville automobile s’organise autour de ces espaces privés et collectifs en réseau, qui en constituent les entités de base. La société en réseau s’organise, elle, autour d’unités opérables individuelles: profil Facebook, Twitter ou autre. L’exposition du privé correspond donc au triomphe de l’individu en tant qu’unité fondamentale d’organisation du social.
(Mais l’unité opérable fondamentale est-elle l’individu? N’est-ce pas une unité plus petite encore, la poudre? Voir Cyborgs dans la brume)
Voir aussi « De la surveillance électronique volontaire ».
Les trois images sont extraites du même article: « Quel droit à l’oubli numérique? », Valeurs mutualistes n°269, nov. déc. 2010.
Pour reprendre, dans un contexte différent, le titre du livre de Beatriz Colomina sur la médiatisation de l’architecture moderne, de Loos à Le Corbusier.