ADHD is good for you
Selon les psychiatres, le trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité (Attention Deficit Hyperactivity Disorder, ou ADHD), désigne un ensemble de symptômes autour de l’incapacité à se concentrer plus de quelques minutes sur un même sujet. Ce trouble du développement, fréquemment diagnostiqué chez les enfants, est parfois traité à l’aide d’un psychotrope (la méthylphénidate, commercialisée sous le nom de Ritalin).
N’est-il pas réducteur de voir dans l’ADHD une pathologie individuelle? N’est-elle pas plutôt, comme le suggérait Anne Bray, la condition actuelle de notre société? L’accélération généralisée des techniques et des rythmes de vie se traduit, chez beaucoup, par une impossibilité a suivre, une tension intérieure permanente et des comportements désorganisés, erratiques. L’ADHD peut être vue comme une réaction collective de panique pure, face à cette éventualité effrayante, qui s’impose à nous de façon chaque jour plus évidente: l’accélération technologique et culturelle dépasse les capacités maximales du corps et du cerveau humain — ce que produit l’humanité dépasse les capacités de l’homme.
D’un point de vue pathologique, L’ADHD peut être vue comme une réaction de panique face à la surabondance d’informations, d’activités et de distractions que décharge sur nous sans les trier la société contemporaine. On visualise la victime de l’ADHD comme incapable de tirer profit des expériences partielles et incomplètes qu’il accumule. Il lui manque à la capacité de combiner la matière, de déceler une organisation, des schémas, du sens. Il laisse s’installer en lui un sentiment de dépassement permanent, toile de fond d’une existence quotidienne déconnectée d’un but clairement focalisé.
Mais, en analysant l’ADHD comme une pathologie, ne confond-on pas une évolution de l’époque avec le mécanisme permettant de s’y adapter? Si l’on retourne cette vision pathologique, on peut voir l’ADHD comme une réaction évolutive d’adaptation à un changement de milieu, une stratégie de défense qui préserve l’individu face à la surcharge informative, l’empêche de rester bloqué dans un cul-de-sac mental, permet de naviguer dans la profusion pour y trouver des chemins multiples.
La pathologie concernerait ceux qui ne parviennent pas à créer des connexions dans la société d’abondance informationnelle, dans la généralisation des distractions. Mais l’homme de l’ADHD n’est pas forcément perdu dans l’hyperchoix. Il rappelle aussi la figure du chiffonnier chère à Walter Benjamin, qui amasse et assemble des fragments trouvés au hasard (quitte à laisser derrière lui un ensemble inachevé, ouvert), ou celle du glaneur dans le film d’Agnès Varda, Les glaneurs et la glaneuse, ou encore le trait de caractère dit de la « papillonne » chez Fourier, porté vers la variété, la complexité de l’environnement, ouvert à la sérendipité, fusionnant avec son umwelt, au point parfois d’atteindre l’extase hypnotique (la crise de nerfs explosive).
Le chiffonier choisit son chemin.
La focalisation du cerveau humain sur un sujet particulier, ce que l’on appelle l’attention, est une capacité cognitive qui permet le développement d’une pensée plus profonde. La multiplication des sources de distraction semble à première vue entrer en conflit avec cette capacité. Il est à supposer que le cerveau humain perde en qualité d’attention en démultipliant les objets sur lesquels elle porte. L’argument est le suivant: la distraction permanente empêche de se focaliser, et on peut mesurer, par exemple, que les informations sont moins bien assimilées par le cerveau. « Le travail est fragmenté, divisé, fréquemment interrompu, bruyant… Nous travaillons dans un climat de distraction qui mine notre manière de penser et de résoudre les problèmes. », Maggie Jackson, auteur de Distraction.
Mais n’est-ce pas justement une qualité? Dans une société d’abondance informationnelle, il est essentiel de NE PAS assimiler toutes les informations. Par définition l’ADHD consiste dans le refus de porter son attention sur ce qui ne le merite pas. Or, dans une société où la gestion de l’économie de l’attention pose problème, ceci constitue une aptitude et non une faiblesse. L’ADHD est peut-être la meilleure stratégie que nous puissions déployer pour ne pas se laisser submerger, pour ne pas couler.
D’autre part, au lieu de focaliser l’attention sur un territoire sacralisé, la dispersion de l’attention sur un territoire plus vaste permet une vision panoramique, une multiplication des connexions, des associations, bref la capacité à produire du sens.
On sait que le fonctionnement normal du cerveau est la somme d’opérations parallèles multiples, dont seulement certaines sont rendues conscientes. L’unité de la pensée n’est qu’une illusion qui masque que « je » est plusieurs. L’ADHD pourrait être le signe que le cerveau s’adapte pour faire devenir conscient simultanément de plusieurs processus mentaux. L’homme deviendrait alors multitache, comme le personnage du roman de Bruce Sterling, Distraction.
On pourrait croire que cette incapacité à se concentrer durablement empêche toute production. Mais les distractions perpétuelles ne sont pas nécessairement improductives: elles peuvent conduire à une profusion de micro créativités, myriades de petites sécrétions désordonnées: boulimie intellectuelle de production incontrôlée, passant sans cesse d’un sujet à l’autre, idées qui s’entrechoquent, rentrent en contact les unes avec les autres, augmentent en puissance, s’enrichissent mutuellement. Il s’agirait alors de savoir saisir ces petites idées en désordre — et de leur trouver un ordre. Il est probable que ce mode de fonctionnement soit bien plus cohérent avec l’organisation distribuée et non linéaire du cerveau, permettant de se libérer des modes de production « bloqués » dans leur illusoire linéarité, et bien mieux adaptée aux activités intellectuelles (l’improductivité consistant, au contraire, à rester des heures devant le même travail, procédé qui conduit inévitablement, dans le domaine intellectuel, à l’angoisse bien connue de la page blanche).
Reste à inventer les outils d’agrégation permettant de trier cette production par miettes.
Il en va de même du stress. Le stress constitue, originellement, une réaction physique de défense pour l’animal: « le stress prépare les êtres vivants à des réponses musculaires rapides et intenses », il déclenche dans l’organisme l’énergie de la fuite lors de situations dangereuses. L’interprétation médicale habituelle est que, chez l’homme, le mécanisme ne fonctionne plus correctement: « Au cours de l’évolution humaine, les sources d’agression mettant en jeu directement la vie se sont progressivement éloignées. [Elles] ont changé de nature: elles sont devenues plus psychiques et émotionnelles que physiques. […] le syndrome biologique […] a persisté […] mais la réponse physiologique qui lui est associée n’est plus adaptée aux contraintes de la vie moderne. Comme le résume le savant suédois Lennart Levi: ‘Le rythme du progrès technologique a été plus rapide que celui du progrès biologique.’ […] L’organisme est inutilement préparé à une réaction physique qui ne peut s’accomplir » (1).
Le résultat de cette inadéquation est bien connu, et s’observe aisément chez l’employé de bureau tout à la fois stressé et physiquement prisonnier de sa table de travail, de son ordinateur, de son costume, des conventions sociales, usé par « une quantité de petits stresseurs quotidiens ». Toute cette énergie déclenchée par le stress finit en cul-de-sac, énergie rentrée, qui détruit l’organisme alors qu’elle était censée le protéger. Le stress ne se déclenche pourtant pas sans raison: l’employé de bureau se trouve effectivement prisonnier physiquement, dans une situation de profond danger personnel qui devrait, en effet, se traduire par une réaction physique de défense. Rien ne peut justifier l’enfermement d’êtres humains dans des bureaux, pas plus que celui des animaux dans les zoos. Ils sont victimes de la même impossibilité à libérer leur stress. Le problème n’est pas tant l’inadéquation de la réponse physiologique que la contrainte, plus forte encore qui l’interdit. Bien conscientes du problème et soucieuses de détourner le stress de sa cible naturelle, les entreprises proposent des stages de saut à l’élastique ou autres activités de décharge ciblée.
Il n’est pas fatal que l’énergie du stress dévore l’employé soumis. Le stress représente une formidable réserve d’énergie. Il « suscite une vigilance accrue à l’égard de l’environnement » (1). L’employé de bureau, de call center ou autre job tertiaire absurde possède en lui, comme Clark Kent, un surhomme; mais c’est un surhomme qui n’ose pas lutter contre sa soumission, qui n’ose pas inventer des exutoires mieux choisis que le saut à l’élastique qu’on lui propose.
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(1) Marc Schwob, Le Stress, Flammarion, 1999, p.8, 23 et 24. Voir aussi le documentaire Stress: Portrait of a killer (National Geographic).
Article très intéressant, comme d’habitude. » Bien conscientes du problème et soucieuses de détourner le stress de sa cible naturelle, les entreprises proposent des stages de saut à l’élastique ou autres activités de décharge ciblée. »
Quelle est la source de cette indication ? Des exemples dans le Cac ?
@ Edgar Brault
Euh, non, pas de source. Simple spéculation. Mais ça m’intéresse si quelqu’un peut étoffer!
Il y a deux ou trois semaines, Libé a fait un article bien fait sur la question. La journaliste rappelait le poids des laboratoires et les stratégies visant les catégories sociales les plus défavorisées, qui bénéficient de l’aide sociale, robinet à fric pour les labos. Comme quoi, derrière les propos objectivistes (et les classifications idéologiques du DSM IV), il y a aussi ça. Aussi et surtout.
Tu dois d’ailleurs connaître ces maladies « découvertes » dans les années 80-90 (plus ou moins 350) qui permettent aux grands labos d’écouler leurs molécules. Ca va de la phobie sociale (=timidité) à l’élargissement de la définition des TOC, avec dossiers de presse, communication auprès des médecins, etc.
Tout ça pour dire que l’ADHD n’est peut-être même pas une pathologie. En revanche, comme métaphore…
@ christophe
Si tu as gardé les références de l’article de Libé ça m’intéresse.
L’histoire de l’invention du DSM IV est notamment évoquée et contextualisée dans le très bon film d’Adam Curtis The Trap.
Oui, l’ADHD fait une très belle métaphore, mais je défends ici l’idée que ce n’est pas une métaphore: que cela recouvre quelque chose de bien réel. Sauf qu’au lieu d’y voir une INadaptation (sociale), je l’interprète comme une adaptation (évolutive).
Le texte est là :
http://www.liberation.fr/monde/01012378583-etats-unis-l-hyperaction-un-phenomene-de-classe
Si tu veux, j’ai quelqu’un à la maison qui a des infos de première main…
A lire aussi : « L’homme selon le DSM » de Maurice Corcos, ou se replonger dans le virage pris par la psychanalyse américaine après 1945.