Obsolescence programmée de l’homme
Les boutiques des réseaux de téléphonie et des fournisseurs d’accès Internet forment des lieux extrêmement déstabilisants. Rendus technologiquement dépendants, les individus angoissés font la queue pendant des heures derrière des guichets pour obtenir les informations leur permettant de faire fonctionner leur téléphone ou leur box internet. Il faut regarder leurs visages interdits devant la complexité des objets techniques. Ils se retrouvent seuls avec leur problème, perdus dans la profusion d’offres, déroutés par la violence feutrée du marketing, stupéfaits par la déshumanisation des employés qui leur font face. Ces derniers, vêtus aux couleurs de l’entreprise, portant leur slogan, répètent sans y croire des phrases toutes faites dictées par les services commerciaux.
On peut y observer la peur panique des masses qui atteignent le point limite de la capacité de digestion technologique, la déconnexion de l’humain d’avec ses techniques. Le dépassement approche.
«The icon of employment In the age of information has been the help desk.», Jaron Lanier, You are not a gadget: A Manifesto (2010), Penguin, 2011, p.94 (source de l’image)
En 1950, le mathématicien Alan Turing propose un test célèbre, destiné à mesurer « l’intelligence artificielle »*. Un examinateur humain converse en langage naturel avec un ordinateur et un être humain, tous deux dissimulés. Si l’examinateur ne peut distinguer la machine de l’homme, c’est qu’elle a passé le test.
Ce test semble aujourd’hui un peu désuet. Peut-être même faut-il le comprendre à l’envers.
En effet, c’est une réalité bien plus effrayante qui s’impose à quiconque s’est entretenu récemment avec un employé d’un call center, d’un espace de vente d’un opérateur téléphonique ou a échangé quelques emails avec un service clients. Dans ces situations, nous nous trouvons dans la position de l’examinateur de Turing, à essayer de deviner si nous parlons à un être humain ou à une machine. Leur forme d’intelligence est-elle humaine ou artificielle? Le plus souvent, ce n’est ni l’un ni l’autre.
L’employé du call center lit sur un écran des réponses pré-écrites en fonction de chaque question possible; l’homme en uniforme de l’espace Sfr n’est qu’une émanation directe d’un programme marketing; les salariés du service client d’Amazon mettent bout à bout des phrases déjà écrites permettant de reconstituer l’illusion d’un échange humain. Nous nous trouvons face à des êtres humains, pourtant leur comportement est dicté par un logiciel ou/et un programme marketing.
Ce message n’est pas écrit par un humain, ni par un ordinateur, mais par une synthèse des deux. Il représente un lamentable échec au test de Turing.
Dans la plupart des services clients, l’humain n’est plus présent aujourd’hui que pour assurer l’interface avec le logiciel, qui n’est pas encore à même de reconnaître toutes les subtilités du langage humain. Mais l’humain n’est plus utile qu’à cela, c’est-à-dire à assurer la partie la plus superficielle de la discussion: l’interface de communication. Il n’a aucun poids sur le propos ni sur la prise de décision. Désincarné, déresponsabilisé, il se fond dans le programme qu’il exécute; il se met en retrait derrière ce programme, se présentant comme une simple interface. L’humain n’est qu’un moyen d’accéder au logiciel.
Il est facile d’extrapoler le processus: l’ensemble des relations humaines s’éloigne progressivement dans l’exécution de programmes. Ce qui nous inquiète aujourd’hui, ce n’est pas que l’ordinateur soit pris pour un humain; mais que, dans un nombre croissant de situations, à commencer par les relations professionnelles, l’humain se confonde avec le logiciel.
Ce n’est pas l’ordinateur qui a réussi le test de Turing, c’est l’homme qui a échoué. Ironiquement, le test qui était destiné à mesurer le moment où les machines accèderont à l’intelligence, montre en réalité le point de basculement où l’humain commence à perdre la sienne. Ce qui est effrayant, c’est que ce point de basculement survient bien avant l’émergence d’une intelligence égalant celle de l’homme.
L’humain disparaîtra bientôt de ces métiers d’information client où il ne joue plus qu’un rôle résiduel. Mais, lorsqu’elle sera seule en place, la machine ne réussira pas mieux au test. De notre position d’examinateur, nous serons parfaitement conscients qu’elle est une machine, et pourtant nous discuterons avec elle. Après l’homme, puis la machine, ce sera au tour de l’examinateur d’échouer au test de Turing.
Ce qui est troublant, c’est justement que nous discutons avec des logiciels, en sachant que ce sont des logiciels. Nous nous comportons avec des artefacts intelligents comme s’ils étaient des personnes, tout en sachant qu’ils n’en sont pas. Le fait qu’ils n’en soient pas et que nous le sachions a en réalité peu d’importance. Peu importe également que leur intelligence ait peu à voir avec ce que l’on appelle communément « intelligence artificielle ». Ce qui importe c’est que nous-mêmes (notre comportement) sommes modifiés. Non pas parce qu’une intelligence semblable à la notre apparaîtra un jour. Mais parce qu’une intelligence différente de la notre est déjà apparue dans notre existence. Et qu’elle vit avec nous. Et que nous vivons avec elle.
L’intelligence artificielle commence-t-elle avec le télémarketing? Le futur est déjà là, sous une forme modeste, décevante, voire un peu minable.
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* L’expression est extrêmement ambiguë et assez malheureuse. Je préfère parler « d’intelligence fabriquée sur le modèle de celle de l’homme » ou « d’artefacts intelligents ». Voir à ce sujet « L’intelligence des artifices »
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Vous vous trompez, vous faites une diffèrence entre intelligence humaine, et « artificielle » : l’intelligence artificielle est supérieur : est n’est pas artificielle.
https://singularite.wordpress.com/2011/04/16/call-center-et-telemarketing-artificiel-et-diviser-le-nombre-demploye-du-tertiaire-par-deux/
@ Singularite: « L’intelligence artificielle (…) n’est pas artificielle », c’est une intéressante formulation qui a la beauté des paradoxes.
Cependant, je crois qu’on ne parle pas de la même chose, et j’ai modifié un peu l’article pour enlever d’éventuelles ambiguïtés. L’argument de cet article est qu’il n’est pas nécessaire d’attendre une intelligence artificielle « supérieure » à l’homme pour que les problèmes commencent. C’est pourquoi je traite des formes émergentes, banales, d’intelligence fabriquée par l’homme.
[...] Hello Jean-No, et merci de mentionner Cyborgs dans la brume. C’est amusant, d’ailleurs, on avait prévu de mettre dans le film une partie sur les call centers, qu’on n’a finalement pas réalisée. Il y a aussi ceci : http://www.nogoland.com/wordpress/2011/02/oph/ [...]
analyse très pertinente.
Est aussi intéressant le glissement qui nous a amené à de telles situations : au début on a commencé avec des machines qui remplaçait partiellement une tâche humaine, un humain restant à côté pour rassurer l’utilisateur, superviser et prendre le relais si la machine est défaillante. Puis au fil du temps, avec l’amélioration d’un _taux de succès_ de la machine, et l’amélioration de la désensibilisation du public face au principe d’interagir avec une machine (tout le monde finit par trouver cela normal), ça progresse vers l’idéal cybernétique.
On met l’opérateur humain au second plan par rapport à la machine (les caisses automatiques en supermarché), on dématérialise et factorise un humain pour un parc de machines (assistance d’ascenseur, parkings), ou même on entérine le fait que la machine est la seule interface possible (distributeur de billet).
Le cas des call-centers a aussi une autre vocation: sécuriser en simplifiant/automatisant une relation contractuelle. Dans une prestation de services, une société peut efficacement protéger ses intérêts grâce à un juriste, cependant c’est très coûteux. Pour des biens de consommation de masse, on remplace l’armée de juristes par des opérateurs à bas coût, juste munis de la procédure ad hoc, établie et validée par la direction juridique. Sont évidemment exploitées toutes les failles de la législation, et les comportements présumés des particuliers selon le mode d’interaction, afin de maximiser le rapport de force entre la société et son client.
Un cercle vicieux, qui ne peut être infléchi que par la prise en compte d’autres variables plus « humaines ».