De la disparition du temps
La machine à remonter dans le temps (source)
Dans le bocal climatisé d’un data center, quelque part en Californie, des rangées d’ordinateurs de bureau mis en réseau dupliquent, depuis 1996, la moindre donnée placée sur la toile pour le site archive.org d’Internet Archive. Aux avant-postes de la lutte pour la disparition du temps, cette première cellule d’une Bibliothèque de Babel borgésienne, se donne pour objectif de TOUT conserver.
Corollaire immédiat du stockage généralisé: grâce à la Wayback Machine d’Internet Archive, il est possible de naviguer sur Internet dans le passé, de retourner dans le temps visiter des sites qui ont disparu. La machine à remonter dans le temps existe.
Le présent advient de plus en plus sous forme digitale: sites web, messages email ou conversations sous Skype… Or, tout support digital est enregistrable et reproductible à l’infini. La facilité de conservation permet de tout sauvegarder. Des informations anodines placées sur Internet sont recopiées automatiquement par des sites miroirs. Toute vidéo mise sur Youtube est dupliquée par d’autres sites vidéo, sans que l’auteur soit consulté. Des informations qui n’avaient aucune vocation à l’éternité se retrouvent consignées aussi sûrement que des tablettes d’argile portant des textes sacrés. Ce n’est que le début du stockage universel des données.
En 2008, pour ses 10 ans, Google met en ligne son plus ancien index disponible. La page a été retirée depuis. Elle permettait de faire des recherches sur le web en janvier 2001 et d’afficher les pages en cache telles qu’elles étaient à l’époque (en renvoyant vers archive.org). La date est bien choisie, même si c’est par hasard: peu avant l’effondrement du World Trade Center. A peine quelques années en arrière, le sentiment de revenir dans le passé est total.
Une recherche “World Trade Center” pointe vers des webcams qui bien entendu ne retransmettent plus d’images. Mais aussi vers une page “World Trade Center Bombing” qui évoque l’attentat de 1993.
YouTube n’existe pas encore, Google Earth non plus. Janvier 2001, c’est aussi la date de création de Wikipédia. Google 2001 renvoie vers quelques miettes, notamment des pages du projet Nupedia, de Jimmy Wales et Larry Sanger. Plus ancienne et plus “sérieuse”, elle contient des articles signés et choisis, comme le ferait une “vraie” encyclopédie, mais ne dépassa jamais les 24 articles.
Nupedia.org en 2001
En janvier 2001, je viens juste de créer Nogoland, et Google ne l’a pas encore repéré. Très étonnant de retrouver sur archive.org une page Nogoland archivée en 2003. La première version du site n’a heureusement pas été archivée, elle n’existe pas en dehors de mon disque dur. Je retrouve une version de Lostincreteil datant de 2004 dont j’avais oublié l’existence. Ce n’était pas encore un blog.
A l’époque, je n’avais aucune conscience que les pages que je créais seraient encore accessibles après que je les ai effacées en ligne et parfois de mon propre disque dur. La question était de trouver comment se rendre visible. Quelques années plus tard, la question sera: comment se rendre invisible.
L’enregistrement généralisé des données textuelles est engagé (sites web, le moindre de vos emails, de vos pokes sur Facebook…); l’enregistrement généralisé des images s’amorce également: milliers de photographies et d’images vidéo stockées avec leurs métadonnées… Caméras et appareils photo deviennent omniprésents, invisibles, et les capacités de stockage rendent possible l’enregistrement permanent (la caméra ne prend pas des photos quand on déclenche, mais en continu).
Puisque nous sommes potentiellement filmés en permanence (par nos amis, par nos collègues…). Parce que ces films peuvent finir sur Internet, être recopiés et archivés à l’infini, le domaine public s’étend à l’infini: dans l’espace (diffusion mondiale de tout moment) et dans le temps (conservation infinie de tout moment).
Puisqu’Internet est un espace public, c’est comme si on enregistrait en permanence ce qui se passe dans la rue. Comme si tout un chacun pouvait accéder, dix ou cent ans plus tard, et en haute définition, aux images enregistrées par les caméras de surveillance urbaines.
Le présent n’est plus voué à la disparition; ni le passé à l’inaccessibilité. La conservation généralisée remplace la nostalgie.
Il n’est pas besoin d’extrapoler beaucoup pour imaginer l’apparition prochaine d’appareils qui enregistrent en permanence et en trois dimensions ce qui se passe autour de vous. La vie entière d’un individu devient alors stockable en intégralité, seconde par seconde. Il est possible de naviguer à l’intérieur. L’enregistrement généralisé rend possible la réversibilité du temps.
Le projet Sensecam de Micosoft Research renverse l’utilisation habituelle d’un appareil d’enregistrement d’images. Destiné entre autres à des utilisateurs ayant des troubles de la mémoire, il reste suspendu en permanence au cou et enregistre ce qui l’entoure « passivement », en fonction de paramètres prédéfinis, par exemple en cas de changement de luminosité ou de chaleur. Son but est de garder automatiquement la trace des situations que vit l’utilisateur.
La caméra Lookcie permet d’enregistrer en continu et de mettre immédiatement les vidéos sur un réseau social, par un simple bouton. La possibilité technique de recopier intégralement sa vie en ligne existe déjà. Pour le moment, on nous suggère déjà de remonter dans le temps: « Go back and capture moments – even after they happen ».
Partout sur le web, il suffit de baisser pour récupérer le passé: les airs à la mode pendant votre jeunesse sont tous sur Youtube (avec des images que vous n’aviez pas vues à l’époque), la généalogie de vos ancêtres a été reconstituée, les amis dont vous aviez perdu toute trace réapparaissent après une simple requête sur Google, les cours que vous aviez séchés sont sur la Khan Academy (mieux expliqués), etc. A la façon d’un logiciel, le temps devient réversible: à mesure qu’il se digitalise, le réel incorpore la fonction « ctrl z ». S’il est encore impossible de revenir en arrière dans les mondes persistants, c’est qu’aucun développeur n’a encore exploré la piste d’un monde réversible. Cela ne saurait tarder.
Ceux qui disparaissent dans le monde physique laissent des fantômes sur les réseaux: pages Facebook montrant leur photo souriante, que personne ne peut effacer car le mot de passe a été perdu, avatars aux bras infiniment ballants dans Second Life, blogs où s’accumulent les commentaires sans réponse, pages perso jamais remises à jour… Les fantômes numériques sont appelés à se multiplier. Dans quelques décennies, lorsque les premières générations d’Internautes mourront en masse, les contenus fantomatiques (créés par des morts) dépasseront en nombre les contenus « vivants ». Les avatars vivront leur vie propre, après la vie de leur maître mort. Or, selon toute probabilité, rien ne permettra plus de distinguer, à cette époque, les avatars des humains. Nous vivrons dans un environnement proche des films de Romero.
C’est ainsi que commencera l’immortalité: par la multiplication des traces numériques laissées par chacun. Par la création d’avatars de plus en plus réalistes, de réseaux sociaux de plus en plus fournis. Bientôt, ce sera un double complet de vous-même qui existera en ligne. Semi automatisé, vous pourrez le laisser en pilotage automatique pour gérer votre vie sociale. Quand vous mourrez, il continuera d’exister.
L’Internet de demain?
Paralèllement au stockage généralisé du présent, progressent les techniques de refabrication du passé. L’industrie cinématographique nous y a habitués. L’ampleur des moyens investis dans les superproductions hollywoodiennes permet d’opérer le recollement de très nombreuses informations historiques / anthropologiques / psychologiques… pour reconstituer le passé; la contribution des plus grands spécialistes de chaque domaine aboutissant à la fabrication de fac similés crédibles de périodes révolues. L’habitude que nous avons du dispositif cinématographique ne doit pas en occulter l’extraordinaire efficacité immersive, la capacité que possède ce médium de nous transporter effectivement dans une autre époque, un autre lieu, une autre histoire. Aux siècles précédents, seuls quelques érudits pouvaient prétendre se faire une image de la vie quotidienne en Égypte antique ou au Moyen-Age. Chaque homme du vingtième siècle occidental s’en fait une image, car il a effectivement voyagé dans le temps jusqu’à ces époques.
De nouvelles technologies permettent de voir dans le passé, comme par exemple les tests adn sur cadavres permettant de déterminer si votre grand-père était bien votre grand-père. Il va être possible de repérer des crimes commis dans le passé. Peut-être que si vous agressez sexuellement une personne, vous serez repéré dans 35 ans, grâce à des fichiers ou de nouvelles techniques qui seront établies dans le futur. Ce scénario, qui inverse l’argument de Minority Report (dans lequel les precogs voient les crimes qui vont être connus), me semble tout aussi effrayant, et bien plus probable. Il matérialiserait l’idée chrétienne d’un Dieu omniscient, à qui rien ne peut être caché.
Le futur reste plus difficile d’accès que le passé, mais les techniques de modélisation scientifique permettent de le prédire avec plus de précision, et entament lentement le mur qui nous en sépare. Nous n’en sommes pourtant qu’aux balbutiements.
Mais tout cela n’est rien, devant l’hypothèse aujourd’hui très sérieuse de faire revivre les espèces disparues grâce à leur Adn. Il est techniquement envisageable de ramener à la vie des dinosaures, exactement comme dans le film Jurassic Park. Mais pourquoi se limiter aux dinosaures? Pourquoi ne pas cloner l’homme de Néanderthal? Dans son journal, David Byrne s’interroge sur ce qu’il pourrait advenir si ce concurrent de l’homo sapiens, sans doute plus fort et peut-être plus intelligent que nous, revenait sur Terre. Les conditions du milieu qui avaient créé sa perte ayant aujourd’hui changé, supplanterait-il l’espèce humaine?
Il y a plusieurs années déjà, il avait été proposé de cloner Jésus Christ, à l’aide d’Adn prélevé sur l’une des multiples reliques de son corps. Si l’opération promet d’être complexe (il faudrait déjà déterminer quelle relique serait authentique), elle est par contre très facile à envisager pour des grands hommes plus récents, dont on a également préservé des parties du corps.
Thomas S. Harvey (Wichita, Kansas) avec le cerveau d’Einstein. Source
En faisant revivre des espèces disparues, l’homme résiste à l’un des mécanismes les plus fondamentaux du vivant, celui de la sélection naturelle. Toute espèce produit un très grand nombre d’individus, dont une grande partie seront éliminés pour ne laisser survivre que les plus adaptés aux conditions du milieu. Grâce au développement de son cerveau, homo sapiens a surdéveloppé sa capacité à survivre dans des conditions extrêmes, et ainsi multiplié sa population dans des proportions immenses. Va-t-il à présent faire revivre toutes les espèces que la sélection naturelle avait éliminées? Il transformerait alors l’arbre de l’évolution, en prolongeant toutes les branches mortes.
L’irréversibilité fondamentale du temps (l’impossibilité absolue de revenir en arrière, de modifier le passé ou d’y retourner, de faire revivre les morts) se trouve remise en question. Il semble que les jours de cette apparente évidence soient comptés.
Après les technologies pour revoir le passé et celles pour le recréer, il s’agit ensuite de le modifier. Comment transposer le Ctrl+z dans la réalité?
Rite funéraire à Bali. Source
La lutte contre l’irréversibilité du temps ne passe plus par la conjuration désespérée des rites religieux et funéraires, la construction de pyramides, ou plus généralement de l’émergence de la nostalgie comme composante essentielle de la culture humaine. La rareté des moyens de préservation du temps obligeait à des choix. N’était conservé que l’essentiel. L’écriture et la représentation graphique constituaient une première étape crédible vers la conservation du présent, mais la différence entre la chose écrite ou peinte et son sujet restait encore gigantesque, et le temps nécessaire à la reproduction du réel rédhibitoire. Une distance par rapport au réel s’instaurait automatiquement. La représentation n’était pas le réel; et de cette distance naissait automatiquement un caractère magique, symbolique, artistique.
Ce n’est pas sans raison que n’importe quelle peinture, décor ou texte du passé nous semble « artistique ». Cela n’est pas du à un talent plus grand des artistes du passé, mais simplement au fait de l’obligatoire distance par rapport à leur sujet dans laquelle ils se trouvaient. Toute production culturelle était artistique. Cela n’est plus vrai aujourd’hui, où l’art ne naît plus de manière automatique. La production artistique ne repose plus sur cette distance: les croûtes du temps présent resteront des croûtes. Mais c’est un autre sujet.
Aujourd’hui, la haute définition remplace le symbolique.