Le spectre d’Haussmann plane sur le Grand Paris
Deux vidéos ouvrent l’exposition sur le Grand Pari(s). Sur celle de gauche, une série de plans allant jusqu’au 19e siècle enregistrent, après coup, l’évolution de la ville. Sur celle de droite, des plans d’urbanisme du 20e siècle proposent des aménagements à réaliser dans l’avenir. Chacun est plus ambitieux que le précédent, d’échelle toujours plus gigantesque — et débouche sur une réalisation plus partielle. Parallèlement, leur graphisme devient toujours plus élégant, sophistiqué et abstrait, faisant preuve d’une distance toujours plus grande par rapport au territoire réel. Le plan d’urbanisme passe doucement de la déclaration de travaux à la déclaration d’intentions, puis au motif décoratif abstrait.
Ces plans du expriment la nostalgie d’une époque où l’on croyait l’urbanisme capable de résoudre les problèmes de la ville, et qu’il serait possible de modifier de manière globale, centralisée, la configuration d’une agglomération de plus de dix millions d’habitants.
Extrait de Tim Etchells, October Events, oeuvre présentée à Bétonsalon, Playtime 2, septembre 2009
Selon le mot de Jean-Claude Cavard, la banlieue attend toujours son Haussmann.
Autant briser le suspense tout de suite: il ne viendra jamais.
L’appel à projets du Grand Paris tente de faire croire à son retour d’entre les morts. Il transpire la nostalgie des travaux du Second Empire, époque où Paris pouvait montrer au monde sa puissance, mettre en oeuvre une vision urbaine cohérente, remodeler une ville entière comme une Gesammtkunstwerk et la présenter au monde comme le summum de la modernité.
En 1867, après qu’Haussmann ait enfin présenté ses comptes, Jules Ferry s’emporte dans Les Comptes fantastiques d’Haussmann: « Quoi! Tant de millions aux mains d’un seul! Mais deux milliards, c’est le budget de la France, et M. le préfet, depuis quinze ans, n’a dépensé guère moins de deux milliards! » L’énormité des travaux entrepris sous le Second Empire a laissé une dette phénoménale, qui ne sera épongée que plusieurs décennies après la destitution du baron.
Rappelons que l’œuvre d’Haussmann ne s’est pas limitée à creuser des boulevards dans le tissu urbain: il a entièrement « équipé » la ville. C’est à lui que l’on doit la création des égouts, de l’éclairage public au gaz, le réseau de distribution d’eau, de plusieurs parcs et jardins, de monuments et édifices publics, de casernes, la fusion des 15 compagnies d’omnibus en une « Compagnie générale », la création ou prolongement de lignes, des barrages et travaux pour la navigabilité de la Seine, et enfin l’annexion de la « petite banlieue » (les faubourgs de Paris, situés entre l’ancien mur des Fermiers généraux et l’Enceinte de Thiers — schématiquement: entre la boucle des lignes 2 et 6 du métro et le périphérique).
Si la modernisation de Paris au 19e siècle a nécessité l’équivalent du budget de la France, combien faudrait-il aujourd’hui pour un plan d’ambition équivalente? Le chiffre de 35 milliards, fréquemment cité pour la partie transports, représente environ un dixième du budget de l’état. Combien faudrait-il pour réaliser un projet entier, sachant que la ville est aujourd’hui cinq fois plus peuplée et infiniment plus étendue qu’à l’époque d’Haussmann? Combien de décennies d’endettement seraient nécessaires pour un véritable »plan Haussmann pour les banlieues de Paris »? Serait-ce seulement possible?
Pourtant, les propositions se caractérisent par une confiance économique tout à fait surprenante pour l’époque.
Supposant disponibles des budgets infinis, elles plongent dans les solutions globalisantes, à appliquer à la métropole entière. Le territoire est soigné avec un égalitarisme républicain irréprochable: si l’on crée des lignes de transport, ce sera partout, et de manière uniforme; si l’on modifie les berges, ce sera tout le long de la Seine; si l’on distingue des hauts lieux, ils seront répartis de manière égale sur le territoire, comme par enchantement; et ainsi de suite.
L’idée la plus fréquente, celle de transformer Paris en une ville multipolaire ou polycentrique, relève de la science-fiction. Le territoire est trop vaste pour profiter réellement d’un saupoudrage égalitariste de quelques milliards. Les projets ainsi produits seraient trop modestes, trop éloignés les uns des autres pour créer un ensemble cohérent.
Et s’il faut se limiter à une seule grande infrastructure, alors ce sera, une nouvelle fois, l’arlésienne des fausses bonnes idées de l’urbanisme parisien qu’est le métro orbital. Il reste lui aussi prisonnier d’une logique de rééquilibrage, centralisée, qui pense toujours la périphérie par rapport au centre: c’est s’enfermer dans la « figure de la boucle ».
Renoncer au rêve égalitaire semble difficile pour les équipes. Au mieux, des zones sont différenciées. Certains remarquent même que Versailles n’est pas La Courneuve, mais personne ne semble en tirer la conclusion qui s’impose — que Versailles a moins besoin d’urbanisme que La Courneuve.
Peut-être l’agglomération n’a-t-elle pas besoin de rééquilibrage, mais plutôt de déséquilibrage: un déséquilibrage en faveur des territoires du Nord-Est.
Reste donc à imaginer le Grand Pari du 93.
(à suivre…)
A gauche: Gustave Caillebotte, Un balcon, boulevard Haussmann, 1880. A droite: photo de Patrick Zachmann