La fiction, reprogrammation hallucinée du réel
Le neurophysiologue Michel Jouvet a posé l’hypothèse que l’une des fonctions du rêve serait de rendre possible la singularité de l’individu: il serait nécessaire à l’animal d’”halluciner” dans le rêve, son expérience de l’état de veille afin de construire son individualité. Ce serait le moyen utilisé pour “reprogrammer” la conscience: “L’activité onirique périodique représenterait la programmation itérative des réactions inconscientes qui sont responsables de la personnalité et des différences interindividuelles de comportement chez des sujets soumis aux mêmes conditions environnementales.” (Michel Jouvet, Le sommeil et le rêve). Dans cette hypothèse, le rêve ne serait donc pas un état parallèle, mais bien un état fonctionnel, opératoire, agissant sur la conscience par hallucination du matériel mental.
Henry Fuseli (1741-1825), Le Cauchemar, 1782
Tout comme le rêve n’est pas un prolongement linéaire de la conscience, la fiction n’est pas un prolongement linéaire du réel. Elle est par nature productrice de décalages de sens, de mise à distance, de condensation, de frictions, de tensions, de questionnements, de désirs, de potentiels. On peut poser l’hypothèse que, tout comme le rêve, elle ne se contente pas d’halluciner le réel, elle le reprogramme.
Mais contrairement au rêve, la fiction n’est pas destinée à la reprogrammation de l’individu. Transmise dans des groupes, souvent basée sur des schémas narratifs génériques, elle implique le collectif. On peut alors poser l’hypothèse qu’elle aurait été forgée, au cours de l’évolution culturelle humaine, pour permettre une reprogrammation collective de l’espèce par elle-même, basée sur le même mécanisme que le rêve. La fiction serait un moyen utilisé par la société pour se construire. L’utopie en est un exemple, puisqu’on peut la définir littéralement comme une tentative de reprogrammation de la société par le biais de la fiction. Mais il en va de même de toute fiction: un conte propose une structure dans laquelle des éléments de la réalité sont ordonnés selon une certaine logique. L’histoire imprime un certain ordre au réel, elle suppose un enchaînement préférentiel des événements, en d’autres termes la fiction est une forme de pensée collective.
Loin d’être un simple délassement de l’esprit, la fiction doit être considérée comme un dispositif opérationnel (comme en témoigne d’ailleurs sa récupération par les religions, la politique et le marketing). Elle ne s’oppose pas au vécu, bien au contraire, elle l’alimente. Il est impossible alors de décrire « le spectacle » comme un remplacement de « ce qui était vécu » par « sa représentation ». L’omniprésence de la fiction dans les sociétés contemporaines, qui a souvent inspiré des interprétations critiques (Günther Anders, Guy Debord…) peut être vue comme une accélération de la reprogrammation de l’espèce humaine par elle-même.
[...] blog. [↩]Au passage, Stéphane Degouttin m’a signalé qu’il avait lui-même écrit un texte au sujet assez proche. [↩]Au passage, je signale que Nathalie a déménagé son blog ménager qui devient Homebook, [...]