Paris, parc d’attractions du 19e siècle
La crainte est souvent formulée que Paris se transforme en parc d’attractions (Marc Augé l’exprime avec talent dans le texte « Une Ville de rêve », publié à la fin du livre Le voyage impossible). Cette crainte procède d’un étrange retournement de sens. Paris n’a pas à « devenir » un parc d’attractions. Tout au plus pourrait-elle le redevenir, ou se souvenir qu’elle doit le temps de sa splendeur au fait qu’elle a contribué à inventer les termes de la ville parc d’attractions.
Inauguration de l’exposition universelle de 1889. Source: Gilles-Antoine Langlois, Folies, tivolis et attractions.
En effet, pourquoi est célèbre le Paris que l’on dit capitale du 19e siècle? Pour ses monuments, ses grands magasins, ses théâtres, ses promenades, ses cafés, ses expositions universelles, son architecture de façades sur-décorées, son métro, ses passages couverts, sa tour de trois-cent mètres… Et aussi pour ses montagnes russes, ses tivolis, ses jardins de plaisir. Sur les ruines des jardins de folies aristocratiques, récupérés par les nouveaux riches bourgeois, se construisent les ancêtres des parcs d’attractions modernes, comme le raconte Gilles-Antoine Langlois (Folies, tivolis et attractions : Les premiers parcs de loisirs parisiens, Paris, Délégation à l’Action Artistique, 1991, dont sont tirées ces images).
Tous les éléments qui font la réputation de Paris au 19e siècle sont ceux d’un parc d’attractions réussi.
Ce n’est pas seulement que cette « Delirious Paris », secouée à intervalles réguliers d’expositions universelles, contenait de nombreuses attractions. La ville elle-même, la grande ville moderne, était une attraction en soi. Paris était une immense ville-parc d’attractions, au même titre que Dubaï ou Las Vegas aujourd’hui: une ville dont les ambitions délirantes s’exprimaient dans une architecture de grand spectacle, une débauche de consommation, une profusion de divertissements à vendre. Comme Dubai, Paris s’est construit en s’endettant pour lancer des plans d’urbanisme gigantesques.
Les montagnes de Beaujon, 1817. Au début du 19e siècle, les « montagnes » se multiplient à Paris. Les premières sont appelées « montagnes russes » car elles imitent les « montagnes de glace » de Saint Petersbourg, de simples descentes. Les montagnes concurrentes s’appelleront montagnes « suisses », « françaises », « égyptiennes »… Les premières montagnes russes au sens moderne sont les montagnes « anglaises » du Nouveau Tivoli, inspirées du « scenic railway« , inventé en Angleterre, qui introduit des plats et de légères montées grâce à des navires entraînés mécaniquement (d’après Gilles-Antoine Langlois).
Les tivolis ont disparu, ainsi que la plupart des attractions des expositions universelles. Il reste tout de même la plus extravagante d’entre elles: la Tour Eiffel. Pour avoir une idée de l’imaginaire qu’elle a pu susciter, le mieux est de se rappeler les projets d’amélioration qui ont été proposés après sa construction, comme par exemple de l’utiliser comme plateforme de lancement d’un projectile géant de 10 tonnes, à l’intérieur duquel aurait pris place le public pour quelques secondes de chute libre, avant d’atterrir dans un bassin d’eau.
Projet de 1891 pour la Tour Eiffel. Source
Les établissements Eiffel eux-mêmes envisagent un projet de ce type en 1895. Il s’agit d’un aéronef suspendu qui aurait oscillé, tel un pendule géant entre les pieds de la tour, en-dessous du premier niveau. Légèrement moins extravagant, il démontre clairement en tout cas que les concepteurs de la Tour eux-mêmes l’envisageaient comme une attraction.
Etablissements Eiffel, Projet d’aéronef suspendu entre les pieds de la Tour Eiffel, 1895 (source: exposition « Gustave Eiffel, magicien du fer », Hôtel de Ville de Paris, 2009).
Sous Haussmann, Paris développe également une charte visuelle globale digne du marketing urbain ou de Disneyland: dessin d’un mobilier urbain spécifique, répété partout dans la ville, variantes sur les mêmes motifs architecturaux, homogénéité bien sûr du dessin des avenues, des boulevards et des plantations… Tout ceci crée une identité de marque très forte pour la ville.
Source: Projet de recherche « What Makes Paris Look like Paris? »
Au XXIe siècle, Paris est toujours un immense parc d’attractions. On pouvait lire ce conseil aux touristes sur le site wikitravel.org (en 2007): « Souvenez-vous que la grande majorité des Parisiens n’ont aucun lien avec l’industrie touristique. Vous n’êtes pas dans une station touristique ou un parc à thème, dont le personnel est payé pour vous indiquer le chemin, mais dans une ville où les gens ont leurs occupations et leur vie propre. Cependant, si vous leur demandez poliment, n’importe quel Français vous aidera, s’il le peut. »
La première attraction de la ville est son passé.
Le passé est l’or gris de Paris
« Live in the past » pourrait être son slogan.
We, Parisians, live in a defunct theme park.
Ou, pour le dire autrement:
Nous Parisiens, vivons dans les restes de l’équivalent de Dubaï au 19e siècle.
Le monde entier vient admirer Paris pour ce qu’elle n’est plus. La ville exhibe ses splendeurs du 19e siècle, d’une époque caractérisée par la quête de la modernité, du progrès technique et intellectuel. Aujourd’hui, Paris est devenue la capitale mondiale de la nostalgie, qui ne cesse de pleurer son glorieux passé, de reconstituer son patrimoine etc. Contraste extraordinaire entre la saturation patrimoniale du centre de Paris, et sa périphérie qui forme un présent maussade.
Ceci vaut pour toutes les villes du monde. La ville ne semble tendre que vers deux futurs: la transformation en parc d’attraction ou en non-lieux. Plus aucun intermédiaire entre les deux. L’espace public ne reviendra plus par miracle. Qe viendrait-il faire dans l’espace physique, alors qu’il est bien plus efficacement produit en ligne? L’espace physique n’est plus le lieu que l’on habite, c’est le lieu où l’on se rend, pour tel ou tel but (tourisme, travail, amusement…). Il n’est plus un environnement mais une destination. Nous n’y habitons plus, nous le visitons.
je partage votre diagnostic
que faire?
En réponse très tardive à Anne Querrien.
L’article ne se voulait pas critique. Il cherchait à montrer que la transformation de Paris en parc d’attractions ou/et en ville-musée n’est pas récente, et qu’elle a produit en grande partie l’esprit de la ville actuelle. Personnellement, je suis d’avis de renforcer cette caractéristique de la ville. J’aime les musées et les parcs d’attractions, et je suis donc très heureux que Paris soit une ville musée. Au moins, faisons-en un musée honorable: assumons cette passion de la nostalgie. Que Paris construise tous les projets utopiques jamais réalisés, depuis les plans de Hénard jusqu’aux dessins de Robida. Et, bien entendu, cela n’empêche pas de réaliser aussi des projets utopiques contemporains.
Mais on fait exactement le contraire: on s’interdit les débordements du présent et l’on oublie ceux du passé. Il y a peut-être une relation de cause à effet: on oublie la folie du passé et donc on s’interdit de déborder hors du présent.
L’absurde projet de Moatti et Rivière actuellement en construction au premier étage de la Tour Eiffel est assez révélateur de cet état de fait: sur l’emblème absolu de la folie du XIXe siècle vient se poser, comme une verrue, la dictature du moyen.