Marc Brabant, Stéphane Degoutin
Quand le périurbain était un idéal
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Article paru dans le n°328 (janvier/février 2003) de la revue Urbanisme (la version publiée est légèrement différente).

La prolifération des lotissements périurbains est souvent présentée comme une forme de développement incontrôlée, anarchique et anti-sociale. Les termes utilisés pour décrire le processus sont explicites: "plancton", "sprawl" (étalement), "cancer", "gangrène"… Le périurbain est généralement envisagé comme une maladie honteuse, d'origine inconnue.
Pourtant, le périurbain a autrefois été un idéal.


Situation du lotissement Zehrfuss par rapport à l'agglomération parisienne.

Un lotissement attenant aux usines Renault de Flins (1), construit en 1953 par l'architecte Bernard Zehrfuss (2) illustre la vision progressiste qui accompagne le développement du périurbain automobile à son origine, et incarne l'idéal d'une cité dans la nature, rêve qui est rendu accessible par la production en série d'automobiles.

Il constitue un témoignage précieux de son époque pour la clarté de l'expression des idées dont il est le support, et il nous permet également de mieux comprendre les raisons de la dégénérescence de cet idéal.


Maquette du lotissement Zehrfuss.

L'usine de Flins se voulait moderne et expérimentale. Elle a été surnommée "l'usine verte" et a été l'objet de beaucoup d'éloges. Edifiée pendant l'après-guerre, elle avait pour ambition de démocratiser la voiture comme élément de base de la société nouvelle à laquelle aspiraient alors les Français. En tant que vitrine de la reprise économique, elle a reçu la visite de nombreux chefs d'état.

Disposé de part et d'autre de l'entrée principale de l'usine, le lotissement transmet aux visiteurs une image de modernité, et fait la promotion d'un style de vie reposant sur l'automobile.

Le lotissement se trouve dans un grand parc paysager aux limites indistinctes de 8 Ha environ. Il est constitué de 14 petits immeubles collectifs et de 12 maisons individuelles construites sur pilotis sur le modèle de la villa Savoye de Le Corbusier, mais simplifié et plus petit. Les chemins piétons serpentent loin des voitures, tandis que des accès en périphérie permettent de venir se garer directement sous sa maison: la dissociation des circulations piétonnes et automobiles y est parfaitement réalisée.

Les maisons sont conçues de façon à pouvoir abriter les voitures. Sous chaque logement se trouvent un escalier et deux places de parking. Mise en valeur par cette disposition, la voiture renforce l'image que le foyer donne de lui-même: elle est le symbole et le moyen de la liberté individuelle. Appendice de la maison, elle est intégrée à la sphère privée: depuis leurs logements les habitant accèdent directement au réseau routier et aux vastes espaces.


Photographie d'époque montrant la place donnée à la voiture.

Collectivisation des libres espaces
"En nous déplaçant vers les libres espaces, nous pourrons faire du neuf et du beau", déclarait Pierre Lefaucheux, directeur des usines Renault au moment de leur création (3). La voiture offre la possibilité d'habiter loin de la ville ancienne, considérée comme trop dense, bruyante, polluée et obsolète. Les terrains agricoles sont alors perçus comme des territoires libres à conquérir. La voiture est l'instrument de leur colonisation délibérée et optimiste.

Dans le lotissement Zehrfuss, on ne trouve aucune limite de propriété individuelle, aucun marquage de parcellaire, aucun obstacle ni clôture. Dans ce grand parc arboré et ouvert, les maisons autonomes lévitent sur des pilotis. L'espace des habitations, surélevé, est ainsi séparé de l'espace naturel: le territoire est libéré et rendu accessible à tous. Il s'agit de l'expression la plus pure d'une idée moderne parmi les plus radicales: la collectivisation du territoire.


Croquis de Le Corbusier présentant un lotissement constitué de villas Savoye (Précisions, Crès, Paris, 1930).

Le Corbusier présentait dès 1929 lors d'une conférence à Buenos Aires un projet similaire, constitué de villas Savoye disposées dans un grand parc sans limite individuelles de propriété. L'apport essentiel de Zehrfuss est d'avoir préservé le centre du lotissement, et d'avoir réussi à donner l'illusion que le parc se prolonge au-delà de ses limites réelles, grâce à la disposition adéquate des éléments bâtis et végétaux. Le paysage est domestiqué et accueillant, fait d'arbres solitaires et de pierres. Un alignement de quelques maisons voisines, rappelant le contexte pavillonnaire limitrophe, est masqué par de petits immeubles appartenant à l'opération.


L'espace ouvert est habilement mis en scène.

Le lotissement Zehrfuss à présent
Malgré son originalité, le lotissement paraît tout à fait viable. Cinquante ans après sa construction, les habitants se déclarent très satisfaits d'y résider, et comme l'atteste la comparaison avec les photos publiées dans un numéro d'époque de L'Architecture d'Aujourd'hui (n°46, février 1953, pp.76-79), il n'a quasiment pas été dénaturé. L'homogénéité des logements et l'unité du parc ont été respectées.

La tendance à la démocratisation de l'automobile a été poursuivie, et le contexte du lotissement s'est enrichi de toujours plus d'environnements adaptés à un mode de vie motorisé: autoroute, nouveaux lotissements, centres commerciaux, centres de loisirs, et la ville de Paris elle-même, rendue facilement accessible par l'autoroute.

Mais ce qui était un idéal dans les années 1950 (la société de l'automobiliste) est devenu un quotidien qui n'est plus porteur de rêve ou d'utopie, au contraire. L'idéal automobile contenait sa propre contradiction: loin de permettre la collectivisation des libres espaces, il a conduit à l'introversion des zones résidentielles et au morcellement du territoire.


La voiture est le lien entre la maison et le monde extérieur.

Morcellement du territoire
Les "libres espaces" n'existent plus; ils ont été détruits par l'urbanisation automobile. Dans les années 1960 fut tracée l'autoroute qui enclave le quartier d'Elisabethville au sud. Puis l'extension de l'usine a créé petit à petit une limite infranchissable à l'est. Le développement des routes nécessaires à l'accessibilité du quartier a achevé de morceler le territoire. A présent, il n'y a plus que deux accès au quartier d'Elisabethville, et les nombreux sentiers qui traversaient anciennement les alentours se terminent maintenant en cul de sac.

Dorénavant, ce n'est plus la nature qui représente l'espace libre, mais "les territoires de l'automobile" (Gabriel Dupuy, Anthropos, Paris, 1995). Le seul espace sans limite est l'espace bitumé, continu et infini. La qualité propre aux grands espaces est détruite par le fait même qu'ils sont rendus accessibles.

Introversion de l'habitat
Le parc du lotissement est ouvert, mais nous n'y croisons personne. Il n'est pas utilisé par les autres habitants du quartier, qui le perçoivent comme un lotissement de maisons individuelles semblable aux autres. Même les résidants traversent peu le parc, puisqu'ils ont un accès direct à leurs voitures depuis les logements. Seuls quelques rares enfants y jouent.

Bien que d'accès libre, le parc, n'est pas un espace public mais collectif, réservé aux résidents. Lors de nos promenades, au printemps 2002, nous nous sentions observés, et des résidants nous ont interrogés sur le but de notre promenade, nous faisant ressentir que nous avions pénétré dans un territoire qu'ils ne considèrent pas comme public, et où ils n'ont pas l'habitude de voir des promeneurs inconnus.

Le paysage du parc ne fait qu'exprimer l'idée d'un territoire naturel sans limites, sans parvenir à définir des usages qui pourraient y correspondre. Malgré sa configuration extrêmement ouverte, le lotissement Zehrfuss ne réalise pas mieux qu'un autre l'idéal moderne de l'espace sans limites. C'est un espace que l'on ne parcourt pas, un paysage à regarder plus qu'à utiliser. Entouré par la route, c'est un lieu fermé contenant un paysage artificiel, qui n'a aucun rapport avec le territoire alentour. La profondeur qu'il propose n'est donc que de l'ordre du décor.


Bien que radicalement différent des lotissements qui l'entourent à présent, le lotissement Zehrfuss n'offre pas de réelle alternative au mode de vie périurbain habituel.


La "Plage de Paris"

A proximité immédiate de la version moderne du lotissement dans la nature de Zehrfuss se trouve un autre exemple remarquable de Cité-Jardin. Construit entre 1921 et 1928, et parrainé par la reine Elisabeth de Belgique, le quartier d'"Elisabethville" était un ensemble résidentiel et touristique. Surnommé "Petit Deauville" ou "Plage de Paris", il fut construit selon l'idéal du plan radioconcentrique d'Ebenezer Howard, rayonnant autour de la gare de chemin de fer qui mène à Paris. Destiné aux citadins à la recherche d'air pur, et drainant également une clientèle de week-end, il était doté d'une plage de sable fin donnant sur la Seine, d'une piscine, d'un embarcadère pour des excursions en vedettes ou en voilier, d'un casino, d'un hôtel et d'un terrain de golf. Son succès a été interrompu par la Seconde Guerre Mondiale. La plage a été emportée par la Seine, l'hôtel a été détruit, la piscine abandonnée et le casino reconverti en temple protestant. Tout comme le lotissement Zehrfuss, il se fond aujourd'hui dans le contexte périurbain.

© Stéphane Degoutin et Marc Brabant


(1) Les usines Renault dites "de Flins" sont en réalité situées dans le quartier d'Elisabethville dans la commune d'Aubergenville, à une quarantaine de kilomètres de Paris. Le lotissement Zehrfuss fut construit pour loger les contremaîtres travaillant à la construction des voitures. (retour)

(2) Bernard Zehrfuss (1911-1996) est une figure marquante de l'architecture et de l'urbanisme moderne de l'après guerre français. Il a participé à des projets emblématiques: l'usine Renault de Flins (1950-1955), le premier plan-masse de la Défense et le CNIT (avec Camelot et de Mailly, 1958), le palais de l'UNESCO à Paris (avec Breuer et Nervi, 1953-1958), le Musée de la Civilisation Gallo-romaine à Lyon (1967-1975) et la cité du Haut-du-Lièvre à Nancy (1957-1971), avec la plus longue barre d'Europe de l'époque. Il fut également Premier Grand prix de Rome en 1939 et architecte en chef du gouvernement tunisien de 1943 à 1948. (retour)

(3) Michel Bertinot (sous la dir. de), Flins: 45 ans d'innovation, Creapress, Issy-les-Moulineaux, 1998, p.15. (retour)